Publicado no « Le Monde » a 28 Junho de 1993

 

 

 

LE DERNIER PLONGEON, EBAUCHE D'UN FILM :

ARTE. 22 h 05 Les plaisirs et les dieux

 

Des réalisateurs portugais ont planché sur les quatre éléments. La terre, l'air, le feu et l'eau ont été le prétexte à une série de films d'auteur. Le dernier volet, l'eau, est signé João César Monteiro. Fabienne Babe dans le rôle d'Esperança.

 

QUE peut donc bien faire un homme sur les bords du Tage à deux heures du matin ? Draguer ou bien se jeter à l'eau, répond le cinéaste João César Monteiro par la bouche d'Eloi, ancien marin, héros fatigué de cette fable crue qui prend l'utopie pour ultime morale. Avec une femme infirme, torturée par les rhumatismes, qui accable le mari infidèle de bordées d'injures sexuelles, une fille prostituée et muette, Eloi endosse, sans signe de désespoir apparent, une misère vieille comme le monde. Au bout de deux jours d'errance dans une Lisbonne grouillante pour cause de bombance en l'honneur de saint Antoine, il finira par sauter dans le Tage un fleuve, certes, mais bien plus : l'océan prolongé jusque dans la terre. Un Tage philosophique, puisé à l'aune de l'Ode maritime de Femando Pessoa (1).

 

Quand il parle de l'eau, l'un des quatre éléments que la Radio-Télévision portugaise et ARTE ont voulu voir traités par des cinéastes, João César Monteiro parle du Portugal. Car dans les veines de cette nation qui maîtrisa le monde avant de s'effondrer dans l'isolement coule l'eau toutes les eaux. Et quand Monteiro évoque le Portugal, il ne s'attache pas tant au souvenir des conquêtes maritimes qu'aux promesses de splendeur, sans cesse trahies par les princes, la politique ou le destin. Mais où est-il donc, ce rayonnement qui a failli mener le pays à la gloire, à la profusion et à la liberté d'être ? Le réalisateur de Souvenirs de la maison jaune et de A fleur de mer conclut son propos télévisuel par des extraits de l'Hypérion de Hlderlin, hymne lyrique à la nature et à la Grèce antique.

 

" Pour qui a connu la mer, cette misère est révoltante ", dit Eloi. Le poids du déclin hante l'imaginaire portugais. A travers le récit amoureux, mené avec une lucidité qui n'admet aucune contrainte sur les mots, João César Monteiro passe en revue les détails qui font de la vie un purgatoire, ni enfer ni paradis : la référence incantatoire à la sainte Vierge, les petits coups à boire dans la multitude de bars lisboètes, les considérations d'une prostituée assise sur le bidet d'une pension (Pensão 25 de Abril, en souvenir d'une certaine révolution) sur la beauté de son sexe, les rondes joyeuses et les bals populaires.

 

Au milieu de ce fatras où la douleur aiguillonne l'honnête homme, Monteiro décortique l'amour naissant de Samuel, jeune homme perdu et lui aussi candidat au suicide, compagnon de nuitées d'Eloi, pour la fille prostituée de celui-ci, Esperança. Aux eaux du Tage, Samuel préférera finalement la noyade par sentiments. Irréel plaisir que celui des deux amants, dont les ébats sexuels nous sont suggérés par des murmures, dessoupirs et des cris alors que, devant la caméra, ils jouent à poser dans la lumière blanche comme deux gosses dans un Photomaton.

 

Le Dernier Plongeon, ébauche d'un film, dont la version cinématographique figurait dans la sélection du dernier Festival de Venise, ne manque ni de détachement une forme d'humour, ni de beautés simples, ni de langueur. C'est d'ailleurs une constante des films de cette tétralogie, où les éléments naturels s'imbriquent jusqu'à former une image réaliste d'un Portugal conscient de sa position géographique : au bout de l'Europe. Du meurtre commis par le vieux paysan qui " détient les clés et cultive les champs de ceux qui sont partis aux Etats-Unis " (la terre : le Bout du monde, de João Mario Grilo) à l'inceste désiré par deux jumeaux rouquins et pompiers (le feu : Bonne mine a mauvais jeu, de Joaquim Pinto), en passant par le Jour de mon anniversaire, de João Botelho (l'air), les quatre films prennent le temps du récit : lent, travaillé et esthétique.

 

João César Monteiro manie le symbole et l'ironie décalée avec une dextérité à la limite de l'inconscience. João Botelho tourne autour de son thème avec une malice de chasseur: l'air, c'est la liberté, et tout ce qui nous en prive est étouffement. Au vendeur de livres asthmatique, l'adolescente tourmentée conseille : " Fumez, Monsieur, vous tousserez mais, au moins, vous aurez le plaisir. " A la gifle de sa mère, elle répond en s'enfuyant, pour revenir plus tard à bout de souffle. Ailleurs, Esperança et Samuel se retrouvent dans un océan de tournesols flamboyants chavirés par le vent, comme les vagues de l'Atlantique. Et dans Lisbonne, passent les tramways...

 

 

(1) Ode maritime, de Fernando Pessoa. Ed. Fata Morgana, 80 p., 60 F.Doc : Texte accompagné d´une photo.

 

mortaigne véronique

 

Publicado no " Le Monde" a  28/ 06/ 1993.