La Comédie de Dieu

Les grandes oeuvres replacent ceux qui les contemplent devant l'essentiel. La Comédie de Dieu a cette vertu suprême ; son acide dissout bêtise, routine et lâcheté des produits audiovisuels que les derniers tâcherons de la critique osent encore baptiser films. Emerveillé, on redécouvre qu'un siècle après sa naissance, le cinématographe n'a rien renié de sa vocation poétique. Seuls des êtres qui tentent de s'assumer dans leur singularité peuvent ainsi trans­mettre la flamme vitale. Comme d'autres, hier, João César Monteiro filme aujourd'hui avec une telle acuité qu'on devine que sa vie on dépend. L'essen­tiel en art n’est autre chose que la manière dont un individu déchiffre son existence : du particulier contingent jaillit l'universel éternel. Pour le cinéaste portugais, la vie est simultanément affaire concrète, matérielle, bio­logique, et question métaphysique, mythologique, théologique. La Comédie de Dieu embrasse ces registres avec une aisance et une liberté qu'on serait tenté de qualifier de miraculeuses.

Pour qui n'aurait pas encore rencontré dans la pénombre de tous les pos­sibles des salles obscures, ces météorites baptisées A fleur de mer, Souvenirs de la maison jaune ou le Dernier Plongeon, on dira que l'art de Monteiro est heu­reusement inclassable, qu'il emprunte au burlesque, à l'érotique et au poli­tique, et fonde une éthique de la liberté. Dans le cas présent, la Comédie dc Dieu s'apparente tour à tour à la messe, au gag, au manuel révolutionnaire, au traité économique, à la recette de cuisine et au rituel d'enfance, dit pervers. Cette fable d'un inventeur de glaces étrangement exquises que ses pratiques déviantes perdront, est d'une rare densité. Comme ce texte se doit d'être bref, on se contentera d'évoquer quelques pistes pour le spectateur aventureux.

Côté rêverie, on se laissera porter par les liquides. Alchimistes des fluides, tels sont boucher et glacier ; l'un grossier, l'autre subtil. Un parallèle s'éta­blit entre sang et lait ; comme si l'eau se sexualisait, mare de sang masculin contre bain de lait féminin. Le film raconterait l'histoire toujours recom­mencée des épousailles entre fluides vitaux ; une corne d'abondance gonflée d'oeufs écrasés marque le point d'orgue du flot érotique, amorcé de conques en loquets. Au sein de cette symphonie nuptiale stroheimienne, la musique n’est pas la moindre des ondes; de Monteverdi à Wagner (et Haydn), les forces vives du drame musical irriguent puissamment une narration distan­ciée.

Côté cinéma, Keaton et Murnau se rencontrent, bientôt rejoints par Buñuel et Pasolini. Le chorégraphique tend la main au fantastique, l'oni­rique au grotesque. Avec, en ligne de mire, l'irrésistible aimant qui oriente secrètement  la géographie intime de chacun: a lon­gueur de plan, la caméra traque le point mystérieux où va se condenser le désir. Monteiro cherche à localiser ce qui «cristalli­se». Pour ce faire, il part d'espaces opaques ; la durée seule opère le tri entre l'infime détail prêt à accéder à la noblesse  du signe personnel. Qu’est-ce qui, extrait du chaos, naît à la vie ? Toutes les scènes fonctionnent sur ce vertigineux questionnement de l'origine.

Côté politique, un anarchisme aristocratique décoche de salutaires coups de griffes aux criantes iniquités du réel. Les normes sont mises à mal, les impérialismes de tous bords dénoncés; on appréciera particulièrement la mise en boîte de la suffisance française, péché mignon de l'Hexagone. Nourri des Cahiers jaunes, Monteiro ne se prive pas de rappeler que notre superbe a des relents colonialistes. Qui bene amat, bene castigat...

Si les diatribes s'avèrent acérées, le film est surtout, heureusement, affir­mation : éloge de la saveur, de la succulence, la Comédie de Dieu se révèle Poétique jubilatoire. Dans un inénarrable discours programmatique, le personnage de Jean de Dieu donne les clefs de son Paradis: «rigueur et fan­taisie». En cette parabole cinglante sur la condition de l'artiste dans la société contemporaine, exigence et invention se conjuguent pour former un goût irremplaçable. Deux principes fort mis à mal par le tout-à-l'égout planétaire, qui impose aux masses aliénées l'insipide du pire des simu­lacres.

Le film est dédié à Serge Daney, qui en ses meilleurs moments sut radicaliser le combat contre les fossoyeurs du cinéma. Ce n'est pas hasard si Monteiro m'évoque le poète de prédilection de Daney, Théophile de Viau: la formu­le de Marcel Arland sur Théophile («à mi-chemin entre les réalistes et les Précieux, il trouve son équilibre dans une intime élégance») s'applique à merveille au libertin Monteiro.

 

A Comédia de Deus. Réal., sc. : João César Monteiro. Ph.: Mario Barroso. Mont.: Carla Bogalheiro.. Int. J. C.M., Manuela de Freitas, Claudia Teixeira 1995 (172).

 

Philippe Roger

Publicado na revista Jeune Cinéma,  Março/Abril 1996