Boire la beauté avec l'eau du bain La réjouissante révélation d'un cinéaste portugais

La réjouissante révélation d'un cinéaste portugais

 

 "Comédie lusitanienne", annonce le générique. En effet, la voix parle portugais Ce qu'elle dit durant le mélancolique plan-séquence d'ouverture laisse planer le doute quant à la comédie :"Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux, et ce sera fini..." -, un extrait de Mort a crédit.

 Pourtant, qui fera un détour pour découvrir cet OVNI s'offrira une des plus saines occasions rire du moment. Rire jaune, rire noir, rire bleu pervenche, rire multicolore. Cela s'appelle Souvenirs de la maison jaune, ne ressemble à rien de connu tout en faisant tinter beaucoup de clochettes cinéphiliques ou autres même si la maison jaune du titre ne se situe pas à Delft, si elle ne se réfère à rien de pictural ni de littéraire, mais à une prison de Lisbonne.

Responsable de cette entreprise de dynamitage farceur, João César Monteiro II est là à l'écran, puisqu'il est aussi l'interprète principal, comme le fils improbable de Nosferatu le vampire et de Charlot le vagabond. Son personnage s'appelle João de Deus (Jean de Dieu) pauvre hère victime d'une acariâtre propriétaire. Il loge dans sa vieille pension de famille (" Pas vieille, baroque ! ", rétorque la harpie). Mais dans la maison il y a aussi la belle, indécemment belle Julieta, Mimi la pute au grand cœur et tout un petit monde mélodramatique. Pour l'amour de Julieta, Jean de Dieu oublie un instant ses mille tracas Et tant pis si la belle est flic à mi-temps.

Ce ne sont que quelques éléments d'une histoire arborescente, déroutante. Souvenirs de la maison jaune est un film déraisonnable : un cinéaste plus pondéré, ou plus gestionnaire, y trouverait aisément la matière de deux ou trois scénarios. Pas Monteiro, qui déverse pêle-mêle tout ce qui lui tient à cœur. "J'avais accumulé beaucoup de choses ", murmure le cinéaste pour expliquer la richesse de son septième film.

Dans le salon d'un grand hôtel parisien, il ressemble à son personnage : un Buster Keaton qui aurait volé les lunettes de Woody Allen et la moustache de Léon Blum. Maigreur et regard intense d'anachorète, voix assourdie, silhouette voûtée comme celle d'un busard : " En 1960, j'ai quitté mon pays en me promettant de ne jamais y revenir [promesse non tenue], et je suis allé à Paris. Je n'avais pas un sou. Aussi, tout le temps que je ne passais pas à la Cinémathèque de la rue d'Ulm, j'arpentais le boulevard Saint-Michel la tête baissée pour trouver des pièces de 1 franc : depuis, je suis resté tout courbé. Dès que j'avais 1 ou 2 francs, je pouvais m'installer au Capoulade et lire le Monde en buvant un café…  Non en ce temps-là, je ne pensais pas devenir cinéaste. Ni quoi que ce soit d'autre, d'ailleurs. Je voulais juste regarder le monde. J'ai surtout regardé des films, et les trottoirs. "

Monteiro est un pince-sans-rire, qui parle de la même voix douce et détachée de la vie d'artiste sous la dictature ("les dernières années, il y avait bien un fonds d'aide au cinéma, mais nous refusions d'y faire appel"), de l'émergence d'une jeune génération prometteuse ("elle se définit contre nous, la génération des années 60, c'est bien normal ).

Monteiro est un homme de cinquante-deux ans qui mit cinq ans pour achever, en 1970, son premier projet de film : un moyen métrage de trente minutes au titre ironiquement significatif, Celui qui espère l'impossible meurt d'illusion.

João César Monteiro a voulu l'impossible : devenir cinéaste au Portugal. II n'en est pas tout à fait mort, mais a essayé de renoncer à ses illusions : " Je ne voulais pas faire Souvenirs de la maison jaune, j'en avais assez du cinéma, je voulais changer de métier. C'est ma femme qui m'a forcé, elle a menacé de me mettre à la porte si je ne le réalisais pas. Vu les problèmes de logement à Lisbonne, j'ai obéi. "

C'est heureux. Car Monteiro metteur en scène possède cette qualité rare qui du plan le plus dépouillé, apparemment le plus simpliste, fait une merveille d'équilibre et de poésie (pas étonnant et Bresson soient ses auteurs de chevet). Il possède à un degré égal une audace sans trivialité (celle des grands du comique muet américain) qui rend élégantes les farces les plus outrées, telle l'obscène turgescence d'un stick de déodorant comme métaphore nostalgique. Plus qu'un gag au tempo impeccable, la scène suivante apparaît comme une sorte de manifeste: après avoir, en catimini, espionné sa belle au bain, João de Deus se rue dans le cabinet de toilette et... boit le contenu de la baignoire. La soif physique des traces de la beauté soif à la fois pathétique et comique, donne au film une étonnante énergie et un  parfumd' étrangeté qui, pour une fois, légitime la référence au meilleur du surréalisme.

 

Jean- Michel Frodon

Publicado no jornal Le Monde, a 27 de Fevereiro de 1991