CINEMA LE TRESOR DE LA « CERISAIE » PORTUGAISE
Il y a six ans, Monteiro inventait un conte de Soleil et de nuit porté par le souffle du mythe A FLEUR DE MER de João César Monteiro
Ouverture moderato, avec une recette d'assaisonnement du loup de mer, qui recommande la simplicité. En toute simplicité, Monteiro dispose et expose ses lieux une grande maison, la mer proche, et ses personnages : trois femmes, singulières et pourtant unies de tendresse et de complicité, trois presque-soeurs d'âge différent. C'est une chronique intimiste. Mais c'est aussi un film d'aventure, quand débarque sur la plage voisine un beau naufragé en fuite, et un thriller politique, puisqu'avec insistance la radio parle de l'assassinat, à Lisbonne, du dirigeant palestinien Issam Sartaoui (le film date de 1986), et que toutes les polices sont aux trousses des tueurs.
Bientôt l'onirique et le burlesque mettront leur grain de sel. La simplicité ? Elle demeure, comme une grâce. Jamais le cinéaste ne se laisse entraîner par l'effet, ne capitalise les innombrables références et assonances qui parsèment son film. Il se tient " à fleur de mer ", effectivement, au niveau d1un conte délicat et sensuel, servi par les splendides images du grand chef opérateur Acacio de Almeida. Sous cette surface troublée de moments de terreur où grincent les spectres de l'ancienne dictature, irisée de moments de bonheur épicurien, s'agitent d'étranges monstres aquatiques, au gré d'imprévisibles courants.
Dans les profondeurs du film, le fantôme de Virgile tient la main de Pessoa, Hemingway trinque avec Tchekhov à la santé de Stevenson, du Hollandais-Volant débarque Ulysse accueilli par une Nausicaa des Mille et Une Nuits, ou est-ce celle du chasseur ? Les contrebandiers de Moonfleet trafiquent du Botticelli à la sauvette, tout cela parle toutes les langues, en un carnaval joyeux de traductions et de trahisons sur lequel pèse une malédiction tragique, discrète comme un songe. On vient de rééditer, chez POL, Un début dans la vie, de Balzac, précédé d'un passionnant petit texte de Pierre Michon qui note à propos de César Birotteau et de Pierrot le Fou: "Si la culture a un sens, elle est ce salut fraternel aux mânes des grands morts." Monteiro fait mieux que les saluer, il joue avec eux, en toute révérence et accointance.
Par quel sortilège sont invoquées ainsi ces apparitions ? Par la beauté d'abord, surnaturelle, mythique. La beauté des lieux et des choses, des fruits et des sons, des lumières diurnes et nocturnes. Et par la beauté des personnages et de leurs interprètes (Laura Morante, Philip Spinelli, Manuela de Freitas, Teresa Vilaverde), filmés avec une justesse qui doit plus à la qualité du regard qu' à celle de la technique.
Mais, surtout, par l'ironie souveraine de Monteiro, qui fait merveille. Ce griot-expert sait ralentir le rythme du récit pour laisser espérer et craindre, il sait fourvoyer son public quand le chemin des évidences menace de s'ouvrir, dire au lieu de montrer quand guette l'artifice spectaculaire. Et soudain, en un tournemain, relier les fils épars, harmoniser les mélodies aux tonalités dispersées.
Le 27 février 1991, une onde de choc commençait de se propager à fleur de cinéphilie (française). Depuis ce jour, qui vît la sortie du superbe Souvenirs de la maison jaune, la nouvelle se propage doucement, sans clapotis ni remous, que là-bas, en bas de l'Europe, sévit un cinéaste unique et précieux: le Portugais João César Monteiro. Confirmé l'automne dernier par l'apparition de Silvestre, ce lent et irrésistible mouvement ne pourra que s'amplifier grâce à l'irruption d'A fleur de mer.
Jean-Michel Frodon
Publicado no Jornal Le Monde a 26 de Fevereiro de 1993