A fleur de mer

 

Au sommet d'une route étroite, une lourde et immense porte évoquant de moyenâgeuses fortifications s'ouvre sur une superbe villégiature en bordure de mer. Ainsi commence, après une lente plongée curviligne descendant du ciel vers la mer, ce troisième long métrage réalisé par João César Monteiro en 1986. La mise en scène investit l'espace protégé d'une maison littéralement close, où affleure un secret qu'il sera donné seulement au spectateur d'effleurer du regard avant de se refermer (volets, portes et fenêtres), rejetant hors des murs l'élément étranger passager, 1'homme traversant l'attachante communauté des femmes. La caméra découvrant le cadavre de l'homme à la toute fin du film, traquant avec une insistance presque obscène les moindres recoins de la plage, au ras du sol, à marée basse, tient à s'assurer de sa mort, seule garantie du maintien du secret. Le caractère brusque et inattendu de ce plan final, presque surajouté, inutile au bon déroulement de la narra­tion, témoigne d'une volonté classique de clôture du récit, de fermeture à toute interprétation. Monteiro impose une morale au spectateur (il est intéressant de remarquer que certains la refusent, doutant notamment dans ce plan de fermeture de l'identité évidente du cadavre). La transgres­sion du secret par l'irruption du regard de l'homme (et de la caméra) s'accompagne d'un mouvement de rétention, l'acte se double de sa conscience de l'interdit. Mais le désir de connaissance, sans doute lié à la nécessité du mouvement vital, est plus fort, entraînant l'homme vers un destin romantique, solitaire et tragique. Si la femme est l'être qui possède son centre en soi-même, l'homme au contraire cherche ce centre en dehors de soi. De ce présupposé onto­logique, A fleur de mer tire ses principes de mise en scène. Le point de vue des femmes privilégie le pôle contemplatif par rapport à celui de l'action. Le cinéma est un espace de détachement où le regard acquiert une distance, un point mort (« Tu es morte », dit Laura en s'adressant à son reflet dans le médaillon) qui confère une certaine immortalité. La vie des femmes dans  souvenir est négatrice du temps, vie dans la mort autant que mort dans la vie. L'abondance des plans-séquences exprime cette inertie de la vie, mais ne pro­voque jamais l'ennui grâce à la qualité littéraire exceptionnelle des dialogues et à un sens pictural qui, chargé de route la profondeur du discours, éclate parfois en un mouvement de caméra horizontal, en une soudaine contre-plongée dirigée vers le ciel où se répandent an traînées lumineuses de merveilleuses couleurs pures.

Lieu du cinéma par excellence, du pur espace, l'Ithaque d'Homère habitée par la famille Rossellini est un havre de paix, un lieu de repos où le temps suspendu semble ne devoir jamais e exercer aucune influence. Il n'est pas pour autant insensible aux assauts qui proviennent d'un monde en guerre, peuplé de multiples dangers. Le monde est un vaste champ de bataille pour Monteiro, et même s'il est des espaces pacifiés, des lieux privilégiés, la guerre n'en est jamais absente, tout au plus déplacée. La mise an scène explicite de la guerre dans Sylvestre (évidente allusion au fascisme), où Maria de Medeiros, en Jeanne d'Arc portu­gaise, part combattre un ennemi identifiable et circonscrit, laisse place dans Á fleur de mer à une présence diffuse. Un attentat s'est déroulé hors champ. Comment la violence peut-elle faire l'objet d'une représentation ? Dans Sylvestre, comme dans Le Voyage des comédiens d'Angelopoulos - la comparaison (ne serait-ce que vis-à-vis de la similitude du vécu politique des deux cinéastes) s'impose -, nous   n 'entendions que le son produit par les armes, les images de la violence restant hors du cadre ; dans Á fleur de mer, c'est encore  son qui nous informe d'une violence qui a déjà eu lieu .C'est par la médiation d'une radiodiffusion que Sara et Laura apprennent presque simultanément le crime commis par un commando sioniste (la première en bateau, la seconde en voiture). La bande sonore (signée Joaquim Pinto) est un élément essentiel de mise en scène.

La violence et l'action ne sont cependant pas le souci majeur de João César Monteiro dans À fleur de mer. Ce dernier polarise davantage son attention sur l'effet produit sur les femmes (Laura an particulier, remarquablement interprétée par Laura Morante, empreinte d'une douceur grave et mélancolique) par l'arrivée d'un homme énigma­tique. L'inconsistance et la transparence de Robert contrastent avec la profondeur et l'opacité des person­nages féminins. Peut-être sont-ce les femmes qui construi­sent le personnage masculin idéal tout droit sorti de leurs souvenirs ou de leurs rêves. La médiocrité du jeu de Philip Spinelli et le manque de détermination de son per­sonnage renforcent son côté fantomatique. La prégnance du ton descriptif sur la narration laisse encore percevoir la pesanteur de l'immobile mouvement des choses dans un quotidien ritualisé par le retour permanent des repas.

Monteiro insiste de manière quasi maniaque sur le cérémonial du repas (le découpage et la préparation du poisson, l'apprentissage de la saveur des melons ou encore l'arrivée au dîner de Sara déguisée en Callas au début du film), transfigurant ce repas par sa mise en scène extravagante. L'homme perturbe le rituel, mais, paradoxa­lement, il le nourrit. Le mythe vient à proprement parler nourrir le quotidien ; l'imaginaire octroie le sens. La figure d'Ulysse hante l'imaginaire des femmes et se cristallise fra­gilement sur Robert Jordan, miraculeux naufragé. Improbable Ulysse, Robert, telle une réminiscence d'un autre, un pur reflet, souvenir présent en image d'un homme mort idéalisé (le mari de Laura, frère de Sara, a-t-il réellement existé?), soudant bien mieux qu'un vivant la communauté féminine, trouble le rite l'espace d'un ins­tant. Le mythe ne prendra pas corps pour Laura ; c'est Rosa, la plus jeune, la moins soumise au poids du passé et à l'infranchissable barrière des sens, qui transgressera le tacite interdit de la monacale communauté féminine. Vivre l'amour et le perdre ou, pour ne pas le perdre, ne pas le vivre, tels sont les choix qui s'offrent à ces femmes.

Peinture, poésie, musique, le cinéma de João César Monteiro est une symphonie composée d'éléments ver-baux, sonores et visuels, parfois hétéroclites. Il plait à Monteiro d'assembler en un tout cohérent de multiples sensations primitives (d'où un sentiment parfois de bricolage), provenant d'un univers dans lequel il se trouve tota­lement imbibé. Monteiro nous donne un aperçu de sa discothèque, déverse lui-même, au détour d'une séquence improvisée, le contenu de sa bibliothèque sur le sol et révèle par la bouche de ses personnages ses préfé­rences cinéphilies. Ces séquences ne comptent pas parmi ce qu'il a particulièrement réussi. Monteiro, producteur de son propre film, n'a pas pu bénéficier de la rigueur d'une production exigeante.

En ce sens, Souvenirs de la maison jaune constituera un progrès bénéfique. Toutefois, c'est bien dans À fleur de mer que s'affine le style contemplatif au ton mélancolique teinté d'ironie sarcastique de Monteiro. À fleur de mer enchante par sa subtile sensualité, douloureuse et retenue. Jusqu'alois diffusé une seule fois à la télévision portugaise, le film témoigne de la difficulté des marges de la création à trouver un espace public d'existence. Est-ce en raison, comme tend à le croire Monteiro, de sa connotation poli­tique qu' À fleur de mer ne fut jamais distribué dans les salles portugaises ? Grâce à l'opiniâtreté de quelques bonnes volontés, le film vient d'être rendu à la vie.

 

Frédéric Richard

Publicado na revista Positif, nº 586, de Abril de 1993